Cecil rougit un petit peu, mais éclata de rire quand même. Il se sentait tellement bien. Il avait oublié tout ce qui s'était passé avant. Il était juste heureux d'être avec Camille.

"Tant pis, je nettoierai quand j'aurai fini. Je vais encore m'en mettre partout sinon!"

Il se tourna vers Camille et lui sourit du sourire le plus stupide qu'il n'ait jamais fait, avec les yeux qui louchent et la lèvre du bas en avant.

"Bisous?"

Cecil cligna des yeux, agréablement étonné. Elle venait de l'embrasser alors qu'il était pour ainsi dire aussi attirant qu'une poubelle de métro, et à peut près aussi propre. Il reprit une énorme bouchée et répondit à Camille avec un grand sourire.

"Ch'est par là? Parche que chi ch'est pas par là, peut-être est-che par là. Mais che ne chais pas, che chuis un tourichte!"

Ayant parlé la bouche grande ouverte sans avoir avalé, il parait évident que Cecil en mit partout. Il arrosa le sol de ses paroles chargées de kébab. Une passante lui jeta un regard de pitié et Cecil lui fit un signe de la main avec un grand sourire.

"Bonchoir, chexchy!"

Il reprit une bouchée et fit un clin d'oeil à la passante qui s'en fut rapidement, déclenchant à nouveau l'hilarité de Cecil.

Cecil décida de finir son kébab. Il sentait la chaleur de l'alcool décroitre à mesure que son estomac se remplissait. En deux bouchées, ses mains furent libres. Il essuya son visage du mieux qu'il put et se tourna vers Camille, avec un air sérieux.

"Désolé, professeur. Mon comportement vous déshonore. Veuillez pardonner mon honteuse outrecuidance."

Cecil s'inclina devant Camille, d'un geste théâtral, attirant le regard des passants.

"Si vous voulez bien vous donnez la peine de m'indiquer le chemin dudit parc. Mes oreilles se languissent d'ouïr la douce musique dont vous nous contâtes les charmes."

"C'est une question d'entrainement. Je vous avouerais bien, charmante damoiselle, que la pratique bien trop sporadique des conjugaisons mésusées ne permet pas de les maîtriser correctement. L'élève doit s'y astreindre avec assiduité et abnégation. Et mon dieu ce parc est magnifique..."

Cecil interrompit sa diatribe lorsqu'ils arrivèrent devant la grille du parc. De petite taille, il foisonnait d'arbres centenaires et de parterres de fleurs odorantes. Quelques promeneurs nocturnes s'y retrouvaient, sous les lumières douces des lampadaires de fer forgé, et la lueur lointaine de la lune. Cecil fut complètement sous le charme de ce petit parc, dont l'âme faisait presque oublier la présence de la ville autour. Il se tourna vers Camille et lui sourit en lui reprenant la main.

Cecil et Camille arrivèrent devant un duo de musiciennes. Une femme jouait de la guitare, tandis qu'une autre chantait, d'une voix douce et mélodieuse. C'était un air de blues que Cecil était persuadé d'avoir déjà entendu, sans se rappeler quand et où. Ils se joignirent à la petite dizaine de spectateur, écoutant attentivement l'air mélancolique magnifié par les deux femmes. Cecil passa son bras autour de la taille de Camille et la serra contre lui, complétant de son étreinte cet instant de grâce.

Cecil fut heureux de voir que Camille l'enlaçait aussi. Les deux musiciennes commencèrent un morceau plus rythmé, qui n'avait pas la douce magie de la chanson précédente. Camille lui proposa d'aller plus loin. Cecil plongea son regard dans celui de la jeune femme.

"J'aime quand tu parles de magie, Camille. Ton âme s'embrase et tes yeux pétillent.Je n'ai pas faim, mais si tu as encore un petit creux, on peut aller à ce stand."

Camille et Cecil passèrent devant un pommier, et Cecil marqua un temps d'arrêt. Il fixa une petite pomme verte qui pendait au bout d'une branche.

"J'ai enterré mon père aujourd'hui."

"J'ai fait pousser un pommier sur sa tombe. Il adorait les pommes. Il me disait toujours que si les hommes mangeaient des pommes au lieu de se quereller, le monde serait beaucoup plus beau."

Cecil avait entendu les mots de Camille, mais il ne les avait pas intégrés de suite. Il restait, le regard fixait sur cette petite pomme qui rougirait bientôt et irait nourrir un oiseau ou un ver.

"Papa et moi, on n'était pas vraiment proche. Je ne suis pas trop du genre à parler, et lui il était plutôt plaisantin. Je ne me confiais pas à lui, même s'il essayait parfois d'engager la conversation. J'étais beaucoup plus proche de ma mère ou de mon oncle. Au fond, je pense que ça lui faisait mal à papa que nous ne nous connaissions pas bien. C'est toujours trop tard qu'on se rend compte de ce genre de choses. Il était la gentillesse même. Il se serait couper en quatre pour m'aider si je le lui avais demandé. Il t'aurait adorée."

Cecil se détourna de la pomme pour plonger son regard dans celui de Camille. Il s'en voulut un peu d'avoir oublier pour quelques temps la mort de son père.

Tandis que Camille détournait son regard de lui, Cecil sentit une pointe glacée lui traverser le cœur. Avait-elle vraiment compris qui il était? Au fond, était-il lui aussi un "mec bien"? Cecil entendit le rire dans son père dans sa tête, un rire franc, décomplexé, pur. Il regarda le profil de Camille. Elle aussi, elle était pure. Vraie, nature. Pas comme lui, lui et ses grands mots et ses réflexions sans fin. Camille lui sourit et lui demanda quelque chose. Une idée folle quelque part.

"Allons-y."

Cecil lui prit la main, vérifia qu'ils étaient seuls et transplana pour réapparaitre devant le cimetière. Il n'y avait pas de lumière.

"Je ne pensais pas revenir si vite."

Cecil ne comprit pas ce que Camille faisait. Elle l'avait mené devant une tombe, mais Cecil n'avait pas pu voir le nom inscrit dessus à cause de l'obscurité. Elle prit une poignée de terre, puis demanda à Cecil de la guider. Il s'exécuta, mais plus lentement, le cœur serré. Il trouva facilement l'allée au bord de laquelle il avait fait poussé le pommier. La pierre tombale luisait à la lumière de la lune, comme la surface d'un lac.

"C'est ici."

Lorsque Cecil la vit mélanger les deux terres, il eut un frisson. Quelque chose changea dans l'air. Comme si la lumière de la lune s'était soudain fait tiède. Comme si un enfant s'était mis à rire non loin. Les larmes se mirent à couler sur les joues de Cecil, sans même qu'il tente d'arrêter leur flot. Son cœur se brisa devant la beauté du geste de Camille, devant son embarras. Il sut alors que le destin avait fait le bon choix. Il prit Camille dans ses bras et lui souffla à l'oreille, comme une plainte, comme une promesse :

"Merci."

Cecil pleura la mort de son père, et ce pour la première fois sans souffrance négative. Il avait accepté sa mort, mais surtout, il commençait à sentir refluer la culpabilité qui l'avait assailli depuis. Celle de ne pas avoir été aussi proche de Thomas qu'il aurait dû l'être. Il resta enlacé à Camille un long moment, jusqu'à ce qu'il se sente à nouveau apaisé. Lorsque Camille lui proposa de s'en aller, il hocha la tête doucement. Puis il eut une idée. Il lui prit la main et lui sourit.

"Si j'avais une idée folle, Camille, me suivrais-tu?"

Cecil sourit devant l'entrain de Camille et il sentit sa confiance dans son regard.

"Tu m'as montré ton endroit secret, je vais te montrer le mien."

Et il transplana, emportant Camille avec lui. Lorsqu'ils réapparurent, Cecil sentit l'odeur d'iode habituelle et entendit le bruit des vagues. Il devait être bien plus de minuit, mais l'air était étonnamment encore doux. C'était véritablement une journée exceptionnelle. Cecil montra d'un mouvement de main la mer qui s'étendait en contrebas de la falaise en haut de laquelle ils étaient apparus.

"Voilà."