Hein ? Ah oui c'est vrai que le soleil n'était pas encore couché à cette heure. Je me rassis donc et souris à la foule qui me regardait, l'alcool est vraiment quelque chose d'étrange. Je m'avachis alors sur le dossier du canapé, les bras à l'horizontal. J'avais vraiment le chic pour tout rater moi. J'avais une grande envie de dormir, et le canapé me paraissait si confortable. Je ne savais pas ce que Cecil penserait de l'acte enfantin que je m'apprêtais à faire mais de toute façon, mon corps tomba tout seul sur la texture moelleuse du canapé.

Voilà qu'il voulait dormir. Au moins, il ne ferait pas un spectacle de lui-même. Cecil fixa Evan. Peut-être était-ce de sa faute. Il n'aurait peut-être pas dû le faire boire autant. Non! Il était grand, s'il avait voulu s'arrêter, il l'aurait fait. Cecil n'avait pas envie d'infantiliser son ami. Et il ne le ferait pas. Ou juste un petit peu.

J'étais allongé sur le canapé, regardant les poutres en bois qui soutenaient le plafond. J'aimais prendre cette position pour cogiter tranquillement. Je me posais une question depuis un certain temps déjà et je ne voyais personne d'autre que Cecil pour y répondre :

-Cecil, pourquoi les gens médient-ils sur les autres ? Pourquoi les gens ne s'aiment-ils pas tous ?

C'était assez étrange comme question mais je ne comprenais rien aux pensées des gens de la société. Je comprenais parfaitement que la réponse à cette question devait être difficile à trouver mais sait-on jamais.

Visiblement, l'alcool rendait Evan philosophe. C'était toujours mieux que chanteur. Vaste sujet qu'il abordait là. Cecil lui même se posait la question de temps à autre.

"Il est inutile de se demander pourquoi, je pense. Les gens sont différents, ils ont leur vie, leurs certitudes et il est parfois difficile pour eux d'accepter que les autres puissent vivre de manière différente. De même qu'il est parfois difficile pour toi de comprendre les opinions et les réactions des gens dont le mode de vie diffère du tien. La véritable question à se poser est de savoir si tu es prêt à garder pour toi une part de tes certitudes afin d'apprendre à être tolérant et à accepter les autres."

Savoir si je suis prêt à garder pour moi une part de mes certitudes afin d'apprendre à être tolérant et à accepter les autres. Oui ne pas forcément insister sur son avis et savoir s'ouvrir aux avis divergents, ça n'allait pas être compliqué je pense, suffit de se taire et d'écouter. Le monde me paraissait tout autre, je ne sais pas pourquoi mais une nouvelle voie avait l'air de s'offrir à moi, un voie plus, libre, plus sauvage en quelques sortes :

-En fait, j'ai peut-être un "projet", et j'insistai bien sur ce mot. -Je pense que ke vais rentrer chez moi et penser à mon avenir, pourquoi pas ne rien faire, juste voir ce qui arrive , si quelqu'un ou quelque chose me montre une voie à suivre. Juste me couper du monde et ne pointer mon nez que de temps en temps pour voir si l'on a besoin de moi. Couper de tout le monde ne me fera pas de mal comme ça je saurais discerner l'optionnel de l'essentiel.

En prononçant ces paroles, je me levai lourdement du canapé peu stable à cause du litre d'alcool qui avait coulé dans ma gorge puis dans mes veines. Je m'appuyai sur un rebord pour ne pas m'effondrer. Je n'aurais aucun problème à faire ce que je venais de déclarer, je pense.

Cecil fut un peu étonné par la déclaration d'Evan. Il voulait choisir une vie ascétique. Cela n'avait rien d'étonnant quelque part, mais Cecil ne pouvait s'empêcher de penser que c'était un choix dicté par la peur. Les ermites se retiraient généralement de la vie sociale après y avoir passer un certain temps, mais Evan, lui ne connaissait presque rien du monde extérieur.

"Si j'ai bien compris, ton projet, comme tu dis, est de retourner à ta vie telle que tu l'as vécue pendant très longtemps, c'est bien cela?"

Cecil se mit à jouer avec sa pinte en regardant Evan qui essayait de ne pas tituber.

Mon idée était, il est vrai, quelque peu étonnante. J'étais sorti de cette longue période il y a déjà plusieurs mois, ma première discussion entre humains depuis le décès de Mme Durvan fut avec Cecil, et ma dernière aussi, c'était presque drôle quand on y pensait. Cecil devait se demander pourquoi ce choix :

-Durant ma vie dans cette forêt, je ne connus certes aucun bonheur, mais aucun malheur non plus. Au contraire dans cette nouvelle ville j'ai ressenti beaucoup de fois la joie mais aussi beaucoup de fois cette sentation de malaise quand les gens me regardaient et médisaient sur moi. Je ne pense pas être fait pour cette vie, j'ai juste l'impression de mal vivre ma vie dans cette situation et que je serais mieux à ma place, reclu, loin des autres pour ne pas les gêner.

J'avoue que c'était violent et sans bonne raison mais j'en avais assez d'être le boulet du système.

Oui. Ce n'était pas illogique. Evan avait en lui cette espèce de sensibilité naïve qui faisait défaut à Cecil. Au fond de lui, il comprenait le choix du jeune homme. Mais il n'allait pas encore abandonner le combat. Le monde était certes dangereux et mauvais parfois, mais il recelait de tant de beauté qu'il aurait été dommage de passer à côté.

"Personne n'a sa place dans le monde. C'est à chacun de se la créer, de se donner une chance. Tu sais, moi non plus je n'avais pas ma place. Je suis fils unique d'une sorcière haïe par sa famille. J'avais peu d'amis lorsque j'étais petit. J'ai travaillé comme un fou pour avoir ce que j'ai aujourd'hui. J'ai sacrifié beaucoup, j'ai fait des choix. Ce que j'essaie de dire, c'est que je pense qu'il serait dommage que tu te refuses beaucoup d'expériences par peur de gêner les autres. Car les autres sont comme toi, dans une certaine mesure. Ils doivent aussi se faire leur place, s'adapter. C'est juste que certains le font plus facilement que d'autres."

Cecil était un sérieux client et j'aurais beaucoup de mal à le raisonner. Dans ce cas la manière la plus simple pour qu'il me laisse partir est de ne pas le raisonner et de ne pas lui laisser le choix. Quite à exagérer, je voulais qu'il me lâche et qu'il aille vivre une vie meilleure sans moi.

-Cecil je crois que tu n'as pas bien compris, j'en ai marre de cette vie. J'étais heureux dans ma vie antérieure, j'étais libre, seul, inconnu. J'étais aussi heureux lorsque je t'ai vu la première fois mais je suis las de cette vie qui me paraît si pesante et si désagréable à vivre. Certes certaines personnes s'adaptent mieux que d'autres et je l'avoue j'ai du mal à m'adapter, alors je préfère me retirer plutôt que d'endurer cette adaptation.

Sur ce, j'accompagnai mes dernières paroles du geste adéquat, tournant les talons et me dirigeant vers la sortie du mieux que je le pouvais. J'espérais qu'il se retiendrait de continuer à me faire la morale.

Cecil écarquilla les yeux, complètement perplexe. Il ne savait pas s'il avait vexé Evan ou quoique ce soit. Il espérait que ce n'était pas le cas, mais sa réponse était assez indéchiffrable. Il le vit s'éloigner sans arriver à comprendre s'il était triste, en colère, ou s'il avait tout simplement envie de prendre l'air. Ou de partir. Mais Cecil ne dit rien, respectant le silence de son ami. S'il voulait lui parler à nouveau, Evan pourrait venir le voir, mais pour l'instant, il semblait avoir choisi la solitude. Cecil prit sa pinte dans ses mains et but une petite gorgée, l'estomac serré par une indescriptible sensation.