«  Jusqu'ici je pensais que si je m'intéressais à une seule chose, je serais forcé de m'intéresser à toutes les autres et que ma raison n'y survivrait pas ».

La porte s'ouvre dans un grincement étrange. Cette partie de la maison a toujours été plutôt silencieuse, mais depuis qu'Alicia est partie, elle l'est encore plus. Le soupir de Travis se fait entendre à ma droite, au dessus de mon épaule, seul son qui veut bien apparaître ici. Nous entrons dans la pièce, des cartons dans les mains. Je fais le tour du propriétaire du regard et rien ne m'étonne dans cette pièce. Tout m'y bouleverse. Il n'y a rien qui dépasse. Les placards sont fermés, le bureau est rangé, quelques papiers y sont entassés, attendant sagement qu'on s'occupe d'eux. Une bouteille  est posée nonchalamment sur la table de nuit, à moitié pleine.  Il flotte encore une odeur douce et légère de fleur d'oranger et de thé à l'abricot. Seul petit hic au tableau : le lit. Les draps sont froissés, la couverture tente tant bien que mal de se rattraper au coin du matelas et sa chute est imminente. Quelque part dans la maison, un carillon sonne, doucement caressé par la petite brise marine de Gill's. Mon regard devient légèrement flou alors que des souvenirs précieux me reviennent en tête.

Travis me tapote l'épaule, l'air blasé de quelqu'un qui a parlé mais que je n'ai pas écouté sur le visage.

-Je te parle depuis un petit moment maintenant. Tu veux qu'on fasse le lit avant de commencer ? Ça a l'air de te déranger qu'il soit défait.

Je soupire, une grande lassitude m'envahissant.

-Non. C'est juste qu'Alicia...

-Je sais, murmure Travis. Alicia n'était pas du genre à avoir son lit défait. Même quand elle dormait. Tu es sûre que tu veux faire ça aujourd'hui ? On peut attendre encore un peu...

-Non, Travis. Si on ne fait pas ça maintenant, ce sera encore plus dur après. Et puis imagine que les petits entrent et tombent là dessus.

Travis acquiesce et ouvre un carton. Puis, dans un silence méticuleux, nous nous mettons à la tâche. Avec attention je prends chaque objet ayant appartenu à ma presque mère et le met avec attention dans un carton. Au bout d'un bon quart d'heure, Travis m'interpelle et je me retourne pour voir avec surprise un placard rempli de cadeaux de Noël. Je ne peux m'empêcher de rire un peu et de pleurer à la fois, émue par le geste de notre directrice. Elle savait qu'elle ne passerait pas Noël avec nous et avait prévu le pire. Maintenant plus que jamais je me rend compte à quel point je l'aimais. Travis referme le placard, le sourire au lèvre et cette découverte semble avoir débloqué quelque chose en nous. Alicia n'aurait jamais voulu qu'on s'apitoie sur son sort.

Le reste du rangement s'effectue dans un calme ambiant mais moins silencieux. Chaque découverte d'un objet impromptu ou non s'accompagne d'une anecdote, d'un souvenir et je me rends compte que parler nous fait du bien. Et puis, en ouvrant un des tiroirs du bureau, je tombe sur un boîtier de plastique à la jaquette colorée. Le titre s'étale en grosses lettres grossières et le fond mêle le rouge et le vert dans une harmonie absolument approximative. Et dire qu'Alicia nous avait pourtant annoncé avoir perdu ce DVD. Je ricane et montre ma trouvaille à Travis, qui rit de bon cœur lui aussi. Cette romance a beau dégouliner de mièvrerie, Je passais mon temps à le regarder, avec quelques pensionnaires, m'extasiant devant chaque dialogue bidon. Le souvenir d'une scène me frappe alors. Sur une musique jouée par du violon, le prince prend conscience d'une chose importante par rapport à sa façon de vivre. Sa cape d'hermine foule tranquillement le derrière d'une chaussure et celui-ci s'exclame :  «  Jusqu'ici je pensais que si je m'intéressais à une seule chose, je serais forcé de m'intéresser à toutes les autres et que ma raison n'y survivrait pas ».

Cette phrase m'a toujours paru étrange. Et jusqu'à maintenant je n'avais pas trop réalisé que le prince, c'était moi. Incapable de s'intéresser à une chose en profondeur. Intéressée par tout puis laissant tomber sans aucune excuse, pour passer encore à autre chose. Une petite abeille qui butine du pollen de fleur en fleur en laissant toujours un peu de pollen dans chaque fleur. Comment une fille pareille pourrait gérer un orphelinat ? Pourquoi Alicia m'avait mit sur son testament ? Je gémis inconsciemment et me laisse tomber sur ma chaise, incapable de comprendre. Et comme à chaque fois que je suis mal dans ma peau, je me mets à parler, Travis semblant plus à l'écoute qu'il ne l'a jamais été.

-Quand j'ai eu cinq ans, j'ai voulu faire un herbier, tu te souviens ?

Travis acquiesce doucement.

-J'ai commencé à récolter les fleurs et les feuilles du jardins, et je me suis rapidement lassée. En fin d'après-midi l'idée de faire un herbier était totalement sortie de mon esprit. À sept ans j'ai voulu faire du judo. Après cinq ou six séances j'en ai eu marre et j'ai arrêté d'y aller. À dix ans, je me suis mise à la pâtisserie. J'ai même pas fait un gâteau entier. J'ai essayé la musique mais j'ai vite arrêté, et heureusement pour nos oreilles. J'ai tenté le roller, pareil. La peinture ? La sculpture ? Le dessin ? J'ai tout essayé et j'ai vite abandonné.

Travis fronce les sourcils et soupire encore, sûrement un mauvais tic qu'on se refile entre nous à l'internat.

-Où tu veux en venir ?

-Je suis le prince, voilà où je veux en venir ! Incapable de se fixer, incapable d'aller au bout des choses ! Comment veux-tu que dans cette atmosphère je puisse élever des enfants ?! Que je puisse gérer cet endroit... Même avec ton aide Travis, sans vouloir te vexer. Me mettre à la tête d'une telle entreprise c'est juste faire couler notre refuge.

Une petite voix se fait entendre sur le pas de la porte, timide mais colérique.

-C'est faux. Tout ça c'est faux.

Nous nous tournons vers la porte d'entrée dans un ensemble surprenant et je découvre, les larmes aux yeux, mon petit frère. Josh a les poings serrés et la machoire crispée de colère. Il s'avance à grands pas, enfin aussi grands qu'il le puisse, et s'appuie sur mes genoux de ses petites mains, s'adressant à moi, les yeux dans les yeux.

-Tu n'es pas le prince.

-Tu n'as jamais vu le film, mon lapin.

-Et alors ? Tu n'es pas le prince. Tu t'intéresses. Au Quiddits', aux balais. Tu t'intéresses même jusqu'à comment on les fabrique. Tu t'intéresses à moi aussi. Depuis que je suis né, c'est toi qui t'intéresses le plus. Et pas qu'à moi, à Séréna. Sinon pourquoi tu serais parti la voir à Poudlard pour lui dire. T'aurais pu envoyer Elliot. Et tu t'intéresses à Travis. Celui-ci se tourne vers nous, surpris. Tu demandais toujours de ses nouvelles à Alicia. Et tu t'intéresse à ton chéri, Arnaud. Même que t'as pleuré en lisant le journal l'autre jour. Et que si tu vas pas le voir, c'est pour rester avec nous. Tu t'intéresses et tu nous aimes. Alors si c'est toi la nouvelle maman, je crois qu'on va être heureux. C'est tout. Maintenant, finissez vos trucs de grands et après on va goûter.

Sur ces grands mots, mon petit lapin nous laisse là. Travis se met soudainement à rire et je ne peux m'empêcher de le rejoindre face à cette situation comique. Et puis, il pose sa main sur mon épaule et sourit.

-Il a raison tu sais ? Tu es parfaite pour ça. Et tu n'es pas seule, on est tous derrière toi. Alors il n'y a aucune raison que ça se termine mal, d'accord ?

Je hoche la tête vigoureusement et nous reprenons le rangement, comme si mes doutes n'avaient jamais existé. Quand je me couche, ce soir là, je me rends compte que peut-être je suis le prince. Et que, comme le prince, j'ai le droit de m'intéresser de toute mon âme. Que ça ne me perdra pas, au contraire.




«  Jusqu'ici je pensais que si je m'intéressais à une seule chose, je serais forcé de m'intéresser à toutes les autres et que ma raison n'y survivrait pas ».